Aux racines du mal français

L’Expansion, mars 2007

Pour le philosophe, le refus des réformes et le rejet des élites sont les signes d'une dépression collective entraînée par la crise de l'identité nationale.

Marcel Gauchet, philosophe, directeur de recherche à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), est de cette race d'intellectuels, en voie de disparition, qui combinent le travail théorique le plus rigoureux avec une vision globale. Ce qui le conduit à s'intéresser à la vie contemporaine en société. Il définit ici les racines du « mal français ».

Pourquoi a-t-on le sentiment que la France n'arrive pas à sortir de sa crise ?

Cette crise n'est pas propre à la France. Elle se retrouve dans les autres pays de la « vieille Europe ». Les causes en sont claires : l'immersion dans la mondialisation et les difficultés de la démocratie. Pourtant, en France, elle est vécue de manière plus dramatique. Il n'est pas excessif de parler d'une dépression collective. Elle s'explique par l'héritage historique et par la culture politique de notre pays. La France est, avec la Grande-Bretagne et l'Allemagne, l'une des trois ex-grandes puissances européennes que le nouvel état du monde a réduites au rang de puissances moyennes régionales. Les Anglais ont réussi à masquer leur déclin via l'alliance « privilégiée » avec les Etats-Unis, et à se vivre ainsi comme une grande puissance par procuration. Les Allemands ont abandonné l'idée de jouer un rôle géopolitique, mais ils ont pris leur revanche sur le terrain économique. Les Français, du fait de leur universalisme, se sont accrochés à leur rôle de grande puissance. Ce qui est peu crédible en dehors de rares moments dont la crise irakienne a offert un exemple.

Pourquoi cette inadaptation française à la mondialisation ?

La mondialisation est anglo-saxonne, et la France prend de plein fouet des règles du jeu qui lui sont un défi culturel. Que ce soit sur le plan du droit, sur celui de la place de l'Etat dans la société ou sur celui du rôle de la culture dans la vie de la cité. Cela est patent pour tout ce qui relève du « service public », cette colonne vertébrale de l'imaginaire collectif français. Parler de « clients » aux cheminots, pour qui il n'y a que des « usagers », c'est une atteinte à une manière de fonctionner qui a une très forte légitimité culturelle. Cette crise de l'imaginaire social se combine avec les problèmes sociaux qui découlent de la mondialisation, et l'addition est explosive.

Comment expliquer que, face à la mondialisation, les réactions des élites et des populations soient si différentes ?

La profondeur de la coupure entre les élites et la base du pays n'a pas d'équivalent ailleurs parce que nulle part les premières n'ont joué le même rôle. Le poids de l'Etat, la foi dans la raison et l'héritage catholique ont fabriqué une cléricature publique où les élites politico-économico-culturelles sont là pour dire aux populations quelle est la direction collective à suivre. Nulle part le personnel dirigeant n'a l'homogénéité qu'il a chez nous. Nulle part il ne prétend à la même autorité, venue de l'histoire. Nulle part il ne jouit de la même légitimité, due au système méritocratique républicain. Mais ce beau système est grippé.

La société française est en proie à une profonde crise de l'autorité. On avait cru, après 1968, à la liquidation définitive du vieux modèle autoritaire. On se trompait. Car les élites françaises ont raté l'adaptation du pays à la nouvelle donne mondiale. Elles ont remporté d'indéniables succès économiques, mais elles ont laissé la société française en porte-à-faux, avec un fort sentiment de déclassement. A quoi il faut ajouter une immense inquiétude sur le sort de notre régime social. Du coup, on voit se rejouer, quarante ans après 1968, une nouvelle crise d'autorité qui se traduit par un populisme rampant. Ou encore par un phénomène comme le succès de Ségolène Royal : pas besoin de compétence pour être président de la République, puisque ceux qui savent n'ont produit que des désastres, priorité à ceux (ou celles) qui ont - au moins - l'air d'écouter.

Faut-il y voir la principale raison de l'impossibilité de réformer ?

Il n'est pas vrai que les réformes soient impossibles en général. La transformation de la France depuis trente ans est impressionnante. Il est exact, en revanche, qu'il existe des forces de blocage considérables dès qu'il s'agit de l'Etat et du service public. Si dans ce domaine les réformes échouent régulièrement, c'est parce qu'elles touchent au coeur de l'imaginaire collectif, et pas seulement à des intérêts corporatistes. Les gros bataillons de syndiqués sont là, mais ils bénéficient en plus du soutien de l'opinion publique. C'est le concentré des difficultés françaises. Cela prend des aspects parfois surprenants, voire absurdes, vu de l'extérieur. Souvenez-vous de l'émoi provoqué, lors de la « décentralisation Raffarin », par le rattachement du personnel de service des établissements scolaires à l'administration territoriale. La République ne paraissait pas en péril pour autant ! Il n'empêche que ce remaniement mineur en apparence heurtait l'imaginaire de l'Etat et de ses rapports avec les citoyens. En France, l'Etat s'est institué en s'alliant avec le tiers état contre la féodalité. Remettre des fonctionnaires de l'Etat central sous la houlette de « féodaux locaux », c'était donc, d'une certaine manière, revenir en deçà de la Révolution française.

Ce qui fait échouer les réformes, c'est leur aspect symbolique plus que leur contenu empirique. Les technocrates qui gouvernent ne le comprennent pas. Dans l'affaire du CPE, c'est l'« arbitraire », ce repoussoir absolu venu du fond de notre histoire, qui a cristallisé l'inadmissible : « On ne peut pas licencier quelqu'un sans motif. »

Les résultats du récent sondage de LH2 pour l'Institut de l'entreprise sont éloquents. Faut-il des réformes sur les différents sujets que nous venons d'évoquer ? Oui. Etes-vous convaincu par les réformes que proposent les partis de gouvernement ? Non. Ce n'est pas un simple problème de déni des réalités. C'est une affaire de confiance, de diagnostic partagé, de démarche dans la mise en oeuvre, d'image plausible de l'avenir du pays. Si les élites veulent convaincre la France d'en bas de leur bonne foi réformatrice, qu'elles commencent par se réformer elles-mêmes !

Comment comprendre la fameuse crise de la représentation ?

Vaste problème ! Cette crise est à plusieurs étages. L'ancrage de la représentation politique dans les territoires ne se porte pas si mal. Ce qui fait difficulté, c'est la représentation au niveau national, dans ses liens avec la capacité de gouverner. Les maires ont une bonne image. Les mêmes hommes, pris comme députés ou comme ministres, en ont une mauvaise ! On leur reproche d'être coupés des préoccupations de leurs électeurs. Voilà le mystère.

La raison de ce décalage, c'est que le problème de la représentation n'est pas sociologique, il est cognitif. Ce que les citoyens attendent de la représentation, c'est qu'elle donne une expression publique aux questions qu'ils se posent. Sans quoi, même s'ils se sentent proches de représentants qu'ils connaissent bien - leur député, leur maire -, ils ont l'impression de ne pas être écoutés. C'est là que le mécanisme est grippé. Il y a plusieurs explications à cela. Une première est qu'un certain nombre de problèmes vécus par les citoyens sont soigneusement évités ou tus par la parole officielle. Il en a été longtemps ainsi des problèmes liés à l'insécurité ou à l'immigration, sur lesquels l'extrême droite a prospéré. Mais la raison la plus importante est que nos sociétés ont de plus en plus de mal à se définir et à se représenter comme des ensembles aux yeux de leurs membres. Les nations militaires et sacrificielles d'hier avaient une physionomie claire. On savait tout de suite à quoi correspondaient l'intérêt général et la hiérarchie des priorités collectives. Il n'en va plus de même avec nos sociétés d'individus réduites à l'aspect économique, européanisées et internationalisées. Comment décider pour l'ensemble quand on ne sait pas où sont les contours de celui-ci ? Du coup, dans ce flou, les choix publics apparaissent sans lien avec les soucis de chacun.

C'est parce que nos sociétés ne parviennent plus à se donner une image d'elles-mêmes convaincante en tant que communautés historiques et politiques que les citoyens ont l'impression que le gouvernement leur échappe et que leurs élus sont ailleurs. Sans doute s'agit-il d'une phase de transition entre deux âges de l'identité collective. Cela veut dire que la solution n'est pas pour demain, ni disponible par décret.

Comment le prochain président de la République peut-il aborder ces problèmes ?

C'est une question de méthode plus que de programme. Le mélange de scepticisme et d'attente chez les citoyens est tel que la priorité doit être de redéfinir l'outil politique. Ce qui exige avant tout de restaurer la discussion collective.

La société politique française souffre de l'absence d'un lieu où les problèmes de la collectivité peuvent être débattus publiquement, librement et complètement. Le Parlement n'a jamais vraiment rempli ce rôle dans notre histoire. La Constitution de la Ve République ne lui permet pas de le tenir, sinon par éclipses. Les médias ne nous aident pas.

Pourtant, c'est de délibération que la société française a besoin. Tant qu'on n'aura pas trouvé les moyens d'une discussion collective et ouverte, où les citoyens ont le sentiment que les choses sont mises sur la table et que les choix sont effectués en connaissance de cause, qu'il s'agisse du contrat de travail, des retraites, du service public ou de l'école, le sort des réformes sera aléatoire : une fois ça passe, une fois ça casse.

Mais depuis des années on ne cesse de publier des rapports...

Très bien, mais la discussion entre experts n'a rien à voir avec la délibération publique. Pour le citoyen, elle ne fait qu'ajouter des arguments d'autorité à d'autres. « Les élites parlent aux élites. » En revanche, regardez l'écho qu'a eu le travail de la commission d'enquête parlementaire sur Outreau. Elle a montré l'efficacité d'une procédure où des problèmes très compliqués deviennent intelligibles. Le seul fait que quelques centaines de milliers de personnes aient eu l'impression de comprendre enfin quelque chose au fonctionnement de l'institution judiciaire a créé les conditions d'une réforme légitime aux yeux des citoyens. De même, la commission sur la nationalité avait eu, en son temps, un effet de clarification très positif. Il existe donc des possibilités. Le problème est de systématiser ces amorces. Sinon, nous en resterons au scénario du droit des minorités de bloquer les réformes qui les dérangent.

Le mal politique français, c'est l'incapacité des majorités à agir, faute d'une légitimité suffisante. Les minorités arrivent régulièrement à se faire passer pour plus légitimes que les majorités légalement élues parce que le sentiment prévaut que les décisions sont prises de manière occulte, sans consultation, en fonction d'intérêts non dits. Il ne suffit pas d'avoir la légalité avec soi. Il faut que les choix soient légitimes, et ils ne peuvent l'être que s'ils s'appuient sur un examen collectif sans exclusives ni tabous. Pour l'ignorer, nous restons dans un paradoxe intéressant : nous avons l'exécutif le plus fort de toute l'Europe, et il est impuissant.

Propos recueillis par Bernard Poulet.